Pour le metteur en scène Jeremy O. Harris, dont la pièce Slave Play a été nominée à 12 reprises aux Tony Awards, le dernier film de Sam Levinson, Malcolm & Marie, ressemble à une pièce de théâtre. Il s’entretient pour nous avec le réalisateur et ses deux acteurs, Zendaya et John David Washington, sur le processus de création du film.
Lorsque j’ai lu le scénario de Malcolm & Marie pour la toute première fois, j’étais contrarié, énervé même. C’était pendant le confinement et je n’arrivais pas à écrire quoi que ce soit ; je n’avais aucune idée qui méritait d’être développée. Je me suis littéralement demandé « Mais pourquoi Sam a eu cette idée et pas moi ? ». Cela souligne l’une de ses qualités que j’ai pu observer de près, puisque nous sommes amis depuis plus d’une décennie maintenant : sa grande capacité d’écoute. Il est capable de se souvenir de conversations que nous avons eues il y a dix ans et de les raconter comme si elles dataient d’hier. Et, dans ce film, j’ai cru reconnaître des moments que nous avions partagés.
Malcolm & Marie commence par la nuit la plus importante de la vie de Malcolm Elliot. Son dernier film, le portrait saisissant d’une femme qui lutte contre ses addictions, a reçu un accueil enthousiaste lors de son avant-première. Pris par l’euphorie du moment, il a oublié de remercier sa compagne, Marie, dont le passé rappelle celui de l’héroïne. Une fois de retour dans leur élégante copropriété de Malibu, le couple se dispute, s’engageant dans un éprouvant parcours riche en émotions. Durant toute la soirée, les amoureux vont s’en prendre l’un à l’autre, dans une série de révélations douloureuses qui les amène à remettre en question leur relation.
C’est incroyable de voir un film si abouti, riche de sens. Il s’inscrit dans la lignée du cinéma de l’âge d’or d’Hollywood, lorsque les stars étaient de vraies stars. Il a été tourné à Carmel, en Californie, pendant la pandémie, en un mois et demi, avec une équipe restreinte. J’ai envie d’applaudir la manière dont Sam a associé ces deux jeunes vedettes, John David Washington et Zendaya, pour les transformer en Malcolm et Marie. Il est tellement rare d’accorder autant de confiance à des acteurs. Cette conviction est l’une des preuves de son talent de cinéaste : il crée un univers où il nous invite à vivre une expérience. Ce que Zendaya, John David et Sam ont construit se rapproche beaucoup du théâtre. Et, en tant qu’homme de théâtre moi-même, j’ai trouvé ce film passionnant.
J’ai interrogé Zendaya, John David et Sam sur la création de Malcolm & Marie.
Jeremy O. Harris : Ce film est un vrai tour de force. Zendaya et Sam, vous étiez juste en train de travailler ensemble sur la série Euphoria. Puis il y a eu le COVID. Le tournage a été interrompu. Nous étions tous confinés chez nous en train de nous demander ce que nous pouvions faire. Et vous, vous avez décidé de tourner Malcolm & Marie. Comment est-ce que tout a commencé ?
Sam Levinson : Zendaya a lancé l’idée de faire un film. Et nous savions qu’à cause du COVID, nous devions choisir un seul lieu. Nous savions également que nous ne pouvions pas avoir beaucoup d’acteurs, que l’idéal serait de n’en avoir que deux, ce qui m’a amené à penser aux films que j’avais vraiment aimés et qui reposaient sur un duo, des films plus intimes, comme Qui a peur de Virginia Woolf ? de Mike Nichols, Scènes de la vie conjugale d’Ingmar Bergman, et The Servant de Joseph Losey. J’ai aussi commencé à réfléchir à ce que nous en étions en train de vivre à ce moment-là, enfermés dans le couple, avec ses bons et ses mauvais côtés, ses joies et ses peines. Je cherchais encore un déclic pour me mettre au travail et je me suis inspiré de ma propre vie. En fait, j’avais oublié de remercier ma femme, Ash [Ashley Levinson], et coproductrice de mon film Assassination Nation après sa première. Je m’en suis vraiment voulu après. Je me suis servi de cette histoire comme point de départ pour explorer le couple dans Malcolm & Marie.
Zendaya : J’ai tout de suite été enthousiaste lorsqu’il a parlé de faire quelque chose de très dépouillé, de peut-être tourner en noir et blanc, en travaillant avec une équipe réduite, à partir de celles d’Euphoria. Pour moi, c’était déjà comme une famille. Et personne n’avait la possibilité de travailler à ce moment-là. Ce projet avait l’air incroyable, mais il était également terrifiant. Je n’avais jamais eu l’opportunité d’être impliquée dans un projet de A à Z, de véritablement participer à toutes les étapes. Sam m’appelait, me lisait le scénario à haute voix, j’écoutais, on en parlait pendant des heures et des heures, puis il se remettait au travail, me rappelait et on en reparlait.
Ce film nous appartient véritablement, parce que nous y avons tous travaillé.
Zendaya
Sam Levinson : Zendaya m’a dit « Mais qui va jouer Malcolm ? », et je lui ai répondu que la seule personne qui me venait à l’esprit était John David Washington. À l’époque, je ne le connaissais pas très bien, mais je connaissais sa sœur, Katia Washington, qui est productrice. Elle est d’ailleurs productrice sur Malcolm & Marie. Donc je pouvais me permettre d’appeler directement John David. J’avais déjà les 10 ou 15 premières pages et je les lui ai lues au téléphone. Il m’a dit : « Ça a l’air génial. J’ai hâte de savoir la suite ». C’est à ce moment-là que j’ai su que je devais vraiment écrire ce scénario, car j’étais en train de demander à John David, qui venait de tourner le plus grand film de l’année, Tenet, de tourner dans le plus petit film de l’année. J’étais un peu nerveux en fait, mais je savais que si on avait une bonne équipe (celle d’Euphoria) et deux acteurs extrêmement talentueux, des vrais poids lourds, un peu comme Mohamed Ali et Joe Frazier, nous pouvions y arriver.
Zendaya : J’étais assez stressée lorsque Sam en avait écrit assez pour en parler à John David. Je me posais des questions. « Et s’il n’aime pas ? Et si ça ne l’intéresse pas ? ». Il y a toutes ces peurs qui surgissent parce qu’il s’agit de créer quelque chose à partir de rien. Cela peut très bien ne pas fonctionner, on peut se tromper, ça peut être un échec, bref, tout peut arriver et j’étais terrifiée. Je ne sais pas si c’est à cause de moi, si c’est parce que je suis Vierge, mais je suis absolument terrifiée à l’idée de ne pas réussir à faire de mon mieux. Je croyais tellement en ce projet et j’avais tellement envie de relever ce défi, pas seulement en tant qu’actrice, mais aussi en tant que créatrice et femme d’affaires, en investissant mon propre argent et en apprenant comment produire un film. Le fait que nous ayons tous pu participer est inédit. Il s’agit vraiment de redéfinir la manière dont les films sont financés et réalisés. Tout le monde est impliqué. Ce film nous appartient véritablement, parce que nous y avons tous travaillé.
Jeremy O. Harris : John David, tu n’avais pas la même intimité avec Sam que Zendaya. Qu’est-ce qui t’a donné envie de t’investir dans ce film après avoir tourné Tenet ?
John David Washington : C’est intéressant. Je finissais justement un projet où c’était l’aspect physique du personnage qui m’avait amené dans sa psyché, dans ses émotions. Cela ne passait pas nécessairement par les mots. Lorsque Sam m’a appelé, je ne pouvais pas en croire mes oreilles. C’est un sentiment merveilleux de savoir que les mots vont te guider, qu’ils vont te transporter. Je me suis préparé, j’ai étudié le personnage, mais je n’ai pas eu besoin de forcer quoi que ce soit. Je me suis laissé porter par les mots, les sentiments qu’ils exprimaient. Les mots ont réveillé tellement de choses en moi, dans mon corps comme dans mon esprit.
Jeremy O. Harris : Comment se déroulait le tournage au quotidien ? Qu’est-ce que vous avez fait lorsque vous êtes arrivés à Carmel ?
Sam Levinson : Avec l’aide d’une équipe de médecins et d’experts scientifiques, Katia et Ash ont élaboré un protocole COVID minutieux avec des logements séparés dans ce ranch, un hôtel qui avait fermé à cause de la pandémie. Une fois sur place, il n’était pas possible de partir. Nous recevions des repas préparés. Nous ne pouvions pas sortir faire les courses, ni quoi que ce soit, car nous devions préserver cette « bulle ».
Zendaya : Avec John David, Sam et Marcell Rév, notre brillant directeur de la photographie, nous travaillions tous ensemble, littéralement sur chaque mot, chaque moment, pour échanger, essayer, réécrire... C’est vraiment un rêve pour un acteur de pouvoir travailler ainsi. D’habitude, nous n’avons pas autant de temps. Il n’y a pas la possibilité de peaufiner, de tout régler dans les moindres détails. Cela m’a beaucoup rappelé le théâtre, et c’est justement ça qui m’a fait aimer le métier d’actrice. J’ai grandi dans le California Shakespeare Theater, un théâtre que ma mère gérait. Ma passion ne vient pas des films, mais de mon amour pour la scène. Et cette expérience m’y a beaucoup fait penser.
Jeremy O. Harris : John David, comment as-tu trouvé l’aspect comique, l’humour chez Malcolm ?
John David Washington : J’essayais tout simplement d’apprendre le langage de Sam. J’ai eu du mal au début, mais je crois que j’ai vraiment découvert la voix de Malcolm en tâtonnant. L’humour est apparu naturellement. J’ai commencé par apprendre par cœur les répliques, en les répétant, et une fois que j’étais convaincu par ce que je disais, le reste est venu tout seul. Je n’ai eu aucun mal à essayer des trucs, quitte à échouer, parce que je savais que quelque chose d’utile pouvait en sortir.
Zendaya : Il y a eu des moments où John David a sorti des pépites que personne n’attendait, et je devais me retenir de rire, ou de pleurer. C’était vraiment brillant. Je ne suis pas douée pour improviser, pour suivre le rythme en m’adaptant. Ce n’est pas ma spécialité. J’y arrive d’un point de vue émotionnel, mais je n’ai pas cette capacité à sortir du script comme John David. Mais nous nous encouragions mutuellement au fil des scènes.
John David Washington : Nous avons passé du temps ensemble avant le tournage pour apprendre à nous connaître, à nous mettre dans le rythme. J’avais signé pour vivre quelque chose qui se rapproche de la manière dont Robert de Niro joue les scènes de Martin Scorsese, ou Sam Jackson celles de Quentin Tarantino. Mais je me sentais tellement à l’aise que j’essayais des trucs. Il y a aussi le fait que nous avons tourné ce film durant la pandémie : je n’avais pas travaillé depuis longtemps et je ne savais absolument pas quand je retournerais dans un studio. Pour la première fois de ma carrière, je n'étais pas sûr de rentrer dans la peau du personnage. Puis c’est arrivé, comme par magie.
J’ai trouvé que le scénario de Sam était très personnel. C’était du vécu.
John David Washington
Jeremy O. Harris : Zendaya, tu commences à sortir du monde de l’adolescence. Maintenant, tu joues des rôles qui sont dans la lignée d’une Brigitte Bardot ou d’une Dorothy Dandridge dans Carmen Jones.
Zendaya : J’ai toujours joué des rôles d’adolescente depuis ma propre adolescence, c’est-à-dire depuis mes 13 ans. Avec Marie, c’est la première fois j’ai vraiment pu interpréter une femme, une adulte. Cela m’a beaucoup poussée. Tout comme d’avoir un partenariat aussi créatif que John David, de jouer avec lui pour progresser, ou faire aussi bien mais à ma façon. Par exemple, puisqu’il avait trouvé son approche de Malcolm, je devais trouver la mienne pour Marie. Souvent, la solution consistait à ne rien dire du tout, ou à rester discrète dans sa façon de présenter ses idées, ou bien de contrarier Malcolm, tout en sachant qu’il ne sait pas ce qu’elle a en tête. J’ai trouvé que la recherche de cette dynamique était très intéressante : les deux personnages ont des hauts et des bas, ils sont embarqués dans une sorte de montagnes russes d’émotions, quelque chose de totalement imprévisible.
John David Washington : Comment s’appelle le film de John Cassavetes déjà ? Faces ? J’adore ce film, les moments où la colère explose, et son style proche du documentaire. Je me demandais si j’avais déjà vu des personnages parler de cette façon sur ce thème, sur Hollywood, notre rapport au cinéma et notre métier. J’ai trouvé que le scénario de Sam était très personnel. C’était du vécu. Bien entendu, les personnages ne sont pas réels, mais l’expérience racontée est très vraie. Il y a de la poésie dans la manière dont Malcolm exprime son amour pour Marie. J’aimerais pouvoir parler ainsi à quelqu’un. Je peux le montrer, mais utiliser des mots de cette façon ? Cela a aussi influencé ma façon de me mouvoir et même ma manière de jouer avec mes vêtements. Malcolm se déplace lentement mais il parle vite. Et à chaque fois qu’il enlève une couche de vêtement, il se révèle plus vulnérable. Tous ces éléments sont dans le texte, donc je n’avais pas grand-chose à faire, seulement écouter le texte. Et quand on joue face à quelqu’un d’aussi brillant que Zendaya… Elle peut tout faire. Je suis impatient que les gens découvrent son travail. Cela m’a permis de dépasser mes limites.
Zendaya : C’était comme un match de boxe. Il faisait quelque chose qui me mettait à terre, et je me disais qu’il était en train de gagner. Compétitrice dans l’âme, refusant d’avoir tort, je me disais que j’allais reprendre le dessus. Mais ces deux personnages ont cette capacité à laisser l’autre parler. Ils peuvent se permettre de s’asseoir et de dire tout ce qu’ils ont à dire. Malgré la nature toxique de leur relation, cela montre à quel point ils accordent de l’importance aux paroles de l’autre. Cela montre à quel point l’avis de votre partenaire peut influencer ce que vous faites, au travail comme dans la vie. Nous disons souvent que ce film traite de la responsabilité au sein du couple. J’étais fascinée par cette honnêteté qui existe entre Malcolm et Marie.