Son nom est Mati Diop. Sa profession, réalisatrice. De part son histoire familiale, l’art coule dans ses veines et on se souviendra d’elle comme étant la première femme noire à être récompensée du Grand Prix au Festival de Cannes pour son premier film long métrage, Atlantique. L’histoire a lieu au Sénégal, ou l’on découvre un amour entre Souleymane (Ibrahima Traoré), un ouvrier qui est exploité par son patron, et Ada (Mama Sané), une femme prête a épousé un homme aisé par un mariage arrangé. En espérant de trouver une meilleure situation financière, Souleymane essaye de joindre l’Espagne au bord d’un bateau, mais il disparaît parmi les vagues. Chez elle, Ada se trouve troublée par l’absence de Souleymane – et sûrement d’autre choses aussi. Nous devions nous asseoir et discuter de comment on donne naissance à un phénomène cinématographique tel qu’Atlantique et ce que le futur réserve à Mati Diop.
Atlantique est plusieurs films à la fois : un film engagé, féministe et politique, un film policier, un film fantastique et une histoire d’amour. Si vous deviez ne choisir qu’un genre, où classeriez-vous votre film ?
Mati Diop: C’est une drôle de question parce que justement l’idée c’est de ne pas se sentir cloisonné dans un style en particulier et, au contraire, d’inventer un nouveau genre qui inclût tous les autres en lui seul. Je pense qu’à la fois mon brassage culturel et ma sensibilité cinématographique font que le film est traversé par différents genres et devient un genre à part entière, mais, si je devais choisir je pense que ce serait une histoire d’amour. L’histoire d’Ada et Souleymane est très particulière car c’est un amour rendu impossible par un contexte économique violent, capitaliste et une pression sociale ravageuse. L’idée c’est aussi que quelque part les amours qui n’ont pas pu être vécus sont ceux qui nous hantent toute la vie. En l’occurrence, c’est un amour qui a lieu dans un endroit du monde et qui subit les disfonctionnements sociétaux de cet endroit du monde. C’est ce dysfonctionnement global qui rend impossible ce qui devrait être la chose la plus au monde : deux jeunes qui s’aiment et qui veulent être ensemble.
Qu’est ce qui vous a convaincue que vous étiez prête pour un long métrage et surtout un tel film ?
MD: La nécessité d’abord. Je sentais que j’avais tellement besoin de raconter cette histoire que je pourrais presque dire que c’est l’histoire qui m’a choisie. Quand on est investi, habité et qu’on est dans la nécessité, rien ne nous arrête. Ce premier scénario de long métrage en collaboration avec Olivier Demangel a été très éprouvant parce que c‘était un film très ambitieux pour un premier long. Mais après au moins trois années d’écriture, j’ai su que ça tenait la route et que je pouvais y aller.
Donc, Atlantique a été un projet très personnel pour vous?
MD: Il y a bien sûr le choix de raconter cette histoire à Dakar en wolof, d’exprimer des choses qui me tenaient à cœur, de dénoncer certaines conditions et puis surtout de proposer une expérience cinématographique en accord avec mon langage. Le fait d’offrir au monde des personnages noirs africains dans leur langue allait au delà du cinéma. Pour moi c’était une démarche qui devait faire bouger les lignes en terme de représentation et de proposition d’un imaginaire radicalement différent sur certaines thématiques.
Comment tourne-t-on un film dans une langue qu’on ne parle pas du tout ?
MD: Dans mon cas, ce n’est pas une langue que je ne parle pas du tout. C’est une langue dans laquelle je baigne depuis l’enfance en ayant été au Sénégal régulièrement enfant, en ayant déjà tourné avant « Atlantique » deux films dans cette langue. C’est la langue de mon père, c’est la langue de ma famille, c’est une langue que je ne parle pas en effet mais avec laquelle j’ai une relation très forte et qui est comme une musique que j’ai intégré, qui fait partie de moi et que je commence à comprendre assez bien d’ailleurs. Ce qui rend cette chose possible c’est que la plupart de mes acteurs parlent français. Pour les répétitions, j’ai organisé des ateliers de coaching avec Ibrahima Mbaye qui joue le rôle de Moustapha et j’ai voulu que les ateliers se passent en Wolof principalement même si de temps en temps j’intervenais en français. Je suis suffisamment à l’aise avec cette langue pour être moi-même minoritaire sur un plateau ou dans des discussions sans jamais être perdue. Quand à la direction d’acteurs en Wolof, c’est moi qui ai écrit les dialogues. Quand on les fait traduire, c’est avec les acteurs que ce travail se fait. Il n’y a aucune perte et je maitrise suffisamment le wolof pour sentir si c’est juste ou pas juste.
Quelle est la relation entre vous et Ada ? A quel point Ada est Mati et Mati est Ada ?
MD: C’est difficile pour moi d’en parler de manière articulée et construite parce que je pense que ça fait partie justement des dimensions plus inconscientes du film. La première fois que le personnage d’Ada m’est apparu, il n’était pas du tout question de moi mais d’une fille que j’ai rencontré lors du premier court métrage Atlantique et qui m’a inspiré le personnage d’Ada. C’est vrai que plus le film s’est construit à travers le casting, le tournage et le montage, plus j’ai compris qu’il s’agissait sans doute d’une forme d’autoportrait qui ne veut pas dire qu’Ada est moi et que je suis Ada. Ce n’est pas aussi frontal. Il est question de miroir et à partir du moment où l’on invente un personnage de toute pièces, on parle forcément de soi.
Aviez-vous des inquiétudes en écrivant un film dans lequel le protagoniste est le sujet d’un mariage arrangé ?
MD: Pour être tout à fait honnête, j’ai beaucoup hésité ave cette histoire de mariage arrangé. En réalité, aujourd’hui c’est de plus en plus rare. Ca arrive encore beaucoup dans les régions reculées et dans certains populaires en banlieue mais dans certains quartiers de Dakar, les filles vous ne pouvez plus leurs imposer un mariage. On n’est pas dans la configuration d’un mariage imposé, les parents d’Ada ne sont pas d’obscurs parents qui forcent leur fille contre tout à se marier. C’est un arrangement. Ça veut dire qu’Ada est consentante et conditionnée à accepter parce que sa condition sociale très précaire lui fait penser qu’elle n’a pas le luxe de dire non parce que ca va rehausser le niveau social de sa famille.
Votre père, le musicien Wasis Diop, est Sénégalais et votre mère est française. Pensez-vous que votre prisme de femme métisse ayant grandi en Europe peut déformer la vision que vous avez de Dakar ou c’est quelque chose avec quoi vous avez fait la paix ?
MD: Je suis par définition traversée par deux cultures à la fois semblables et antagonistes. En temps que métisse, mon identité est très mosaïque, mobile, indéfinissable, irréductible. Je suis traversée par tout ça à la fois et ensuite il y a la personnalité. Le regard que je pose sur Dakar aujourd’hui m’appartient et est le fruit de ma complexité multiculturelle. L’histoire du Sénégal et de la France sont entremêlées et je suis le fruit de cette collision, de cette violence et de cet amour. L’histoire coloniale est une histoire de violence mais la rencontre de l’homme et la femme que mes parents sont est la rencontre d’un amour. Ce sont des histoires complexes, ambigües, contradictoires et qui donnent naissance à des objets complexes aussi.
Vous citez souvent Claire Denis dans vos influences cinématographiques. Du côté de l’Afrique, qui vous donne le plus envie de cinéma ?
MD: C’est évidemment le cinéma de mon oncle - Djibril Diop Mambéty - qui m’a beaucoup influencée. A la fois ses films mais surtout la foi qu’il avait en le cinéma. Il fait partie des cinéastes qui utilisaient le cinéma dans sa pleine potentialité. Aujourd’hui, des films comme « Bamako », « En attendant le bonheur » de Abderrahmane Sissako, « Les Saignantes » de Jean-Pierre Bekolo, « Le retour d’un aventurier » de Moustapha Alassane sont des films qui ont compté pour moi. Je suis extrêmement avide et curieuse d’en découvrir d’avantage sur le cinéma africain contemporain.
Atlantique a été choisi pour représenter le Senegal dans la nomination officielle aux Oscars. Quelle a été la réaction du public sénégalais ?
MD: Elle a été très positive et au delà de mes attentes. J’étais très impatiente et préoccupée de connaître la réaction du public sénégalais. Evidemment que le prix à Cannes était absolument fantastique tant pour le film que pour moi mais ce que je t’attendais c’était de savoir si le spectateur sénégalais allait se reconnaître et j’ai été profondément heureuse et rassurée de constater que le public sénégalais s’est reconnu dans le film, l’a aimé, l’a compris. Si cela n’avait pas été le cas, ça aurait remis tout en question. Lorsqu’un jour, à l’université Cheikh Anta Diop, où nous avions organisé une projection, une jeune fille m’a dit qu’elle s’était sentie représentée, qu’elle s’était reconnue à travers Ada, j’ai compris que le film avait tout gagné.
Cela a du être extrêmement gratifiant.
MD: Ca fait dix ans que ce projet m’habite. Le film sort à un moment où la communauté noire dans son ensemble, que ce soit en Afrique, que ce soit les noirs américains ou les noirs de France, est dans une reconfiguration d’elle-même et le film sort dans un contexte porté par ces luttes et ces mouvements là. Je ne sais pas si dix ans en arrière on aurait pu voir une jeune femme de ma couleur de peau monter les marches du festival de Cannes en compétition avec ses acteurs africains et recevoir le Grand prix. Est-ce qu’il y a dix ans ça aurait été possible ? Je ne pense pas.
Le plus gratifiant aussi c’est évidemment de voir mon film reçu avec autant de sensibilité par les spectateurs, par la profession aussi bien en France, en Afrique qu’au Etats-Unis. Même si chaque spectateurs selon sa culture reçoit le film avec différentes grilles de lecture, il y a quand même une réception qui est très similaire et ça je trouve ça très beau. Finalement, c’est comme si le cinéma était une langue à part entière qui peut être comprise par n’importe qui.