Le réalisateur Romain Gavras raconte la tragédie moderne de trois frères en première ligne du soulèvement social.
Le titre même, Athena, qui renvoie à la déesse de la stratégie guerrière, annonce la couleur : le dernier opus de Romain Gavras est une tragédie contemporaine qui articule la trajectoire funeste d’une fratrie dont le deuil attise les flammes d’un pays en colère et profondément divisé. « On voulait être à l’intérieur de l’étincelle qui va embraser la nation », explique le cinéaste. « Partir de l’intime d’une fratrie dont la douleur et la violence vont déborder sur la cité, et en hors-champ, sur le pays ».
Romain Gavras a coécrit Athena avec son complice Ladj Ly, réalisateur des Misérables – César du meilleur film et Prix du Jury du festival de Cannes – et Elias Belkeddar (Un jour de mariage). Le réalisateur voulait à tout prix éviter le constat sociologique : le film s’ouvre sur la mort d’un homme – dont on pense qu’il a été tué par la police – et bascule rapidement dans le chaos, dès lors que le frère cadet de la victime déclenche une révolte dans leur cité, Athena, et que le reste de la fratrie s’y trouve mêlé. « Tout s’est joué au début », indique Ly. « Dès qu’on a eu cette idée de tragédie en tête, on savait exactement ce qu’on voulait raconter ». Gavras précise : « Sophocle disait qu’une tragédie, c’est entre un lever et un coucher de soleil, en temps réel. On n’a pas le temps de réfléchir. Dans Athena, on est dans la temporalité des personnages. On vit ce qu’eux vivent en temps réel ». L’écriture du scénario a épousé cette dynamique puisqu’une première mouture a vu le jour en seulement trois mois, et qu’en un an le script était finalisé.
En revanche, les repérages du décor central où se concentre l’action, sorte de personnage à part entière, se sont inscrits sur le temps long. « On a commencé à chercher un an avant le tournage », signale le chef-décorateur Arnaud Roth. « Notre champ de recherche était le suivant : Quelles sont les cités qui allaient être en travaux ou démolies ? On a eu 400 propositions qui ont été filtrées ». La production a fini par choisir la cité du Parc-aux-lièvres d’Évry, en région parisienne, dont la dalle se situe à 6 mètres au-dessus du sol : « C’était la seule, par sa géographie et sa structure, qui nous racontait un château fort », reprend Roth. Pour renforcer cette dimension d’enfermement et donner le sentiment d’un bastion en état de siège, l’équipe n’a pas hésité à créer des murs supplémentaires et des créneaux qu’on aperçoit lors de l’assaut des CRS. Visuellement époustouflante, la cité évoque une forteresse et semble se refermer sur les personnages comme un piège à ciel ouvert.
Expérience puissamment immersive, Athena se déploie en plans-séquences opératiques dans lesquels les déplacements des acteurs semblent chorégraphiés, comme s’ils couraient à leur perte. Romain Gavras remarque : « L’idée des plans-séquences est arrivée dès l’écriture, afin de créer une impression de temps réel, de l’immersivité et de la fluidité ». Un choix esthétique très fort, mais contraignant puisque le réalisateur ne pouvait pas jouer sur les effets de montage. « On a fait un mois et demi de répétitions avec les comédiens car je ne pouvais rien changer au montage », poursuit Gavras. « Il n’y a pas de gilet de sauvetage sur les timings. Il fallait qu’ils soient parfaits du début du plan à la fin du plan, en passant par des émotions. C’est extrêmement dur d’être sans filet ».
Pour mettre en valeur les combats urbains spectaculaires, le cinéaste s’est entouré du chef-opérateur Matias Boucard qui a notamment éclairé Eiffel et Kompromat. Plusieurs plans ont même été tournés en IMAX qui, d’après le directeur de la photo, donne du souffle et de l’ampleur à l’image et permet de se démarquer de l’esthétique du film de cité. « La caméra nous a beaucoup aidés à faire des mouvements simples et spectaculaires à la fois », indique-t-il. La séquence de l’assaut des CRS, qui a nécessité une logistique considérable, en est un bon exemple. L’équipe a fait venir la plus grande grue d’Europe, mesurant plus de 35 mètres, de République tchèque, puis l’a hissée sur un camion transportant habituellement des moissonneuses-batteuses : pour filmer la scène, le véhicule « roulait en marche arrière, au milieu de 250 figurants », complète le chef-opérateur.
Étant donné que le film se déroule sur 24 heures, la plupart des acteurs n’ont pas – ou peu – de changement de costumes. Autant dire que la chef-costumière Noémie Veissier a dû choisir méticuleusement la tenue vestimentaire de chacun afin qu’elle soit crédible et éloquente sur le personnage : « Nous les avons affinées ensemble à mesure que la psychologie et l’identité des personnages s’enrichissaient », dit-elle. « Nous avons abouti à l’idée d’un costume épuré, sans fioritures ». Pour Karim, le petit frère enragé, Noémie Veissier a opté pour un survêtement sans signe distinctif – « quelque chose d’universel et d’intemporel », selon elle – qui se transforme en uniforme, faisant écho à celui des policiers. Les tenues d’Abdel, le grand frère au départ hostile à la violence, reflètent son cheminement psychologique : un habit d’apparat de parachutiste, renvoyant à sa haute fonction, puis une veste en cuir, enfin un simple T-shirt pour cet homme qui bascule dans un combat au corps à corps. Pour Sébastien, le garçon radicalisé, la chef-costumière l’a chaussé de baskets, semblables à celles que portaient les talibans et qui terrorisaient les villageois quand ils les apercevaient à leurs pieds. Noémie Veissier a fait venir du Pakistan le modèle de basket porté autrefois par l’équipe nationale olympique. Quant aux CRS, un dispositif spécifique a été mis en place. En effet, les costumes arrivaient parfois sur le plateau par vague de 200 pièces, au même moment, nécessitant de faire avancer chaque figurant policier sur une chaîne d’habillage composée d’au moins huit habilleuses : « Le costume de CRS est constitué de plusieurs parties qui doivent être mises dans un ordre bien précis », souligne Noémie Veissier. « Nos figurants évoluaient donc sur une ligne commençant par l’équipement textile et finissant par les différents éléments de la cuirasse ».
Pendant la préparation, Romain Gavras confie qu’il n’écoutait que de l’opéra et de la musique classique. Il a confié la partition à son ami Surkin, artiste de musique électronique, en lui demandant de garder ces sources d’inspiration en tête. Surkin signe une bande-originale qui emprunte à la fois à la musique symphonique et à l’électro et qui fait écho aux images saisissantes d’Athena. « En matière d’instrumentation, il y avait la volonté de faire quelque chose d’assez massif. On a enregistré des cuivres, des cordes en très grosses sections – plus de trente », relève-t-il. Mais ce sont les voix humaines – une quarantaine au total – qui, selon lui, apportent de la puissance à l’ensemble. Des voix vibrantes et déchirantes qui scandent la marche du destin, traduisant la conviction tragique du personnage de Karim, résumée par Romain Gavras, « On a gagné la bataille, mais on sait qu’on va perdre la guerre ».