Ruth Negga and Tessa Thompson sit side by side on a pile of colorful rugs.  Ruth wears a peach tulle skirt and a white ruffled shirt.  Tessa wears a long purple skirt and a pale pink ruffled shirt

Ruth Negga &
Tessa Thompson

Les actrices interprètent à l’écran les retrouvailles de deux amies, adaptation du livre à succès de Nella Larsen, Clair-Obscur.

Interview par Chaz Ebert
Photographie de Shaniqwa Jarvis
Ruth Negga stylisme Karla Welch
Tessa Thompson stylisme Wayman & Micah
1 octobre 202113 MINS

Ruth Negga et Tessa Thompson ont eu très peu de temps après leur première rencontre pour découvrir le lien intime qui existait entre les deux personnages qu’elles incarnent dans le film Clair-Obscur, premier long-métrage de l’actrice Rebecca Hall en tant que réalisatrice. Avant le tournage, les deux actrices et les autres acteurs du film se sont retrouvés dans la maison de campagne de Rebecca Hall pour apprendre à se connaître et commencer à travailler sur le scénario. Très rapidement, Ruth Negga et Tessa Thompson ont tissé des liens qui les ont rapprochées tout au long de ce projet très exigeant d’un point de vue artistique.

« Travailler ensemble en se montrant ouverte et réceptive à l’énergie de l’autre s’est avéré facile », raconte Ruth Negga. « Pour moi, c’était comme un rêve. Je savais qu’il existait une sorte de lien magnétique entre ces deux personnages, un fil invisible. La seule manière d’arriver à incarner un personnage est d’être complètement transparente avec son partenaire principal dans le film, et de se sentir suffisamment en sécurité pour aller n’importe où, en étant confiante et en confiance. » 

Mais la confiance qui existe entre Clare Kendry (Ruth Negga) et Irene Redfield (Tessa Thompson), les deux personnages principaux du nouveau film de Rebecca Hall, est fragile. Adapté du roman publié par Nella Larsen en 1929, Clair-Obscur met en scène deux femmes qui ont repris contact après avoir été séparées un certain temps. Toutes les deux afro-américaines à la peau claire, elles habitent dans le Harlem des années 1920, un quartier alors divisé en deux selon la couleur de ses habitants. Or, Clare « passe » pour une blanche et est mariée à un homme blanc ouvertement raciste (Alexander Skarsgård), qui ne se rend donc pas compte de la situation fragile de sa femme. 

Irene est à la fois attirée par la personnalité solaire de Clare, et rebutée par certains de ses choix, alors que Clare aspire à l’esprit de solidarité dont bénéficie Irene qui est mariée à Brian, un médecin noir (André Holland). Outre la question de la couleur de peau, le cœur de ce film réside en ce drame psychologique qui se noue, entre obsession et répression, autour des mensonges que les gens racontent pour protéger les réalités qu’ils ont fabriquées. 

Le film de Rebecca Hall exige des actrices une grande profondeur, et cette réalisatrice débutante a fait un choix judicieux en choisissant Ruth Negga et Tessa Thompson. La première, d’origine éthiopienne et irlandaise, a été nommée aux Oscars pour son interprétation de Mildred Loving dans le drame historique Loving (2016), qui traite du combat d’un couple contre les lois empêchant le mariage interracial en Virginie, aux États-Unis. Née à Los Angeles, Tessa Thompson a pour sa part fait sensation avec son rôle dans la série Dear White People (2014), suivi par des blockbusters tels que Creed : L’Héritage de Rocky Balboa (2015) et Thor : Ragnarok (2017).

À l’écran, les deux femmes sont absolument hypnotiques, mais elles le sont tout autant en chair et en os. Exclusivement pour Queue, Ruth Negga et Tessa Thompson ont accepté de rencontrer Chaz Ebert, fondateur d’Ebert Digital (également producteur exécutif du film), afin d’explorer les différentes facettes de la relation entre Clare et Irene, de partager leur expérience dans ce drame puissant en noir et blanc, et l’impact qu’elles attendent de Clair-Obscur.

Tessa Thompson wears a blue and black patterned long sleeved turtle neck, and blue-green-black plaid pants. Blue heeled boots peep out from beneath her pants.

Ruth Negga wears a long orange skirt and brown crop top.

Chaz Ebert : Ce film magnifique a été projeté pour la première fois au Festival de Sundance en janvier 2021. Tout le monde s’est mis à parler de vous. Comment avez-vous vécu à l’époque, alors que le monde vivait un moment de crise et d’instabilité sans précédent, le fait que les gens s’y intéressent, qu’ils aient pris le temps d’apprécier la beauté de ce film ?  

Tessa Thompson : Ce projet me tenait à cœur comme peu d’autres auparavant dans ma carrière. C’est avec énormément d’impatience que nous l’avons présenté à Sundance. Le fait que cela soit arrivé à une époque, comme tu dis, où le chaos et l’incertitude régnaient, a fait que je me suis vraiment interrogée sur la valeur de ce que nous faisions. La première virtuelle du film et l’opportunité d’en regarder d’autres pendant le festival m’ont rappelé le pouvoir des histoires. Nous vivons encore des temps incertains, où le tissu de notre pays, comme celui de la communauté mondiale d’ailleurs, se transforme de manière complètement inédite. Notre film traite d’une période qui n’est pas si lointaine dans l’histoire américaine, où les gens ont dû faire des choix pour pouvoir survivre. Mais ce film a aussi été fait avec beaucoup de cœur. Les histoires m’ont toujours donné le sentiment de me sentir moins seule ; c’est pour cela que j’aime en raconter. Alors que tant de gens s’isolaient ou étaient littéralement seuls, il était bon de savoir que nous leur avions peut-être apporté un certain réconfort. 

Dans le livre de Nella Larsen, Clare est libre de se déplacer, de s’exprimer. Elle peut être noire quand elle veut être noire, blanche quand elle veut être blanche, et féminine, séductrice, charmante, quand elle le veut. Néanmoins, elle est plutôt éloignée de sa culture, de sa communauté, et de toutes les choses qui lui étaient familières pendant son enfance. Ruth, comment avez-vous trouvé ce personnage ?

Ruth Negga : Être loin de ses racines, c’est ce que j’ai retenu du livre et ce à quoi je m’identifie, parce que c’est mon cas, et j’ai souvent eu ce sentiment au cours de ma vie. En tant qu’actrice, il faut vraiment être un caméléon pour pouvoir survivre. Quand vous êtes enfant, vous n’avez même pas conscience que vous le faites. On analyse les situations et on s’interroge : « Oh mon Dieu, comment vais-je survivre dans cette cour de récré ? ». J’ai reconnu ce genre d’aptitude chez Clare. Elle est très attachée à sa survie. Elle ne peut compter que sur son corps et son esprit, et elle s’en sert à cette fin. Mais je ressens aussi le fait qu’elle n’a rien à perdre. Quand on n’a rien à perdre, il y a une sorte de délicieuse liberté, et je crois qu’elle en est consciente. Je pense aussi qu’elle ressent une certaine excitation à être sur le fil du rasoir. Car ce qu’elle fait est dangereux à bien des égards. Je me suis dit que c’était de là qu’elle tirait son énergie et j’ai essayé de l’utiliser. La manière dont elle refuse de se laisser intimider est extraordinaire. Elle veut ce que son cœur désire. C’est incroyable qu’à cette époque, elle ait senti qu’elle pouvait le faire.

Irene veut protéger ses deux fils. Cela m’a fait penser au fait qu’aujourd’hui, beaucoup de mères doivent encore parler de la police à leurs enfants, et de ce que cela signifie d’être en sécurité dans le monde. Tessa, comment était-ce d’incarner cet aspect d’Irene ?

TT : Il y avait de multiples facettes relatives aux émotions de ces femmes que notre réalisatrice Rebecca Hall a bien perçues, et nous avons eu beaucoup de discussions profondes à propos de cette conversation que pourrait avoir une mère avec ses jeunes enfants noirs. Je ne comprends pas encore car je ne suis pas mère, mais je suis la sœur d’un jeune homme noir qui, l’été dernier, aux États-Unis, s’est demandé s’il était préparé à la réalité de ce pays. Lorsque nous avons eu cette conversation avec André Holland, qui interprète si brillamment Brian dans le film, nous avons eu l’impression qu’il s’agissait de la situation actuelle dans notre pays. En effet, on peut regretter que les progrès sur les questions raciales aux États-Unis soient plutôt lents. Ce film et les questions que Nella se posait à l’époque sont toujours d’actualité, et je pense qu’elles le seront encore dans les décennies à venir. 

Comme l’histoire est vraiment centrée sur ces deux personnages, l’intelligence émotionnelle que vous apportez aux rôles est l’une des raisons qui explique que le film fonctionne.

TT : J’ai été surprise, pendant le tournage, par le plaisir que nous avions à jouer entre nous et je ne sais pas si les gens vont ressentir cela quand ils regarderont le film. Ruth, je pouvais ressentir ton intelligence émotionnelle à travers ta performance. Cependant, je n’avais pas imaginé ton côté espiègle et loufoque, car tu es tellement élégante et posée. En tant qu’actrice, j’essaie toujours de retrouver mon esprit enfantin dans mon jeu. Nous pouvons apporter de l’intelligence et faire des choix, mais il faut aussi espérer qu’au moment du tournage, on s’amusera et on se laissera surprendre.

Tessa Thompson wears a red and black scalloped jacket and matching pants.

Ruth wears a rainbow striped suit and white blouse.

RN : Il faut que ce soit joyeux, n’est-ce pas ? J’étais soulagée que tu n’aies pas dit « Oh là là, il faut que je sois sérieuse ». Quand on traite une telle tragédie avec un contenu aussi sombre, il est très important d’éprouver de la joie. Pour moi, la joie est ma manière d’entrer en contact avec les gens et les autres acteurs. Cet esprit de jeu, d’espièglerie même, apporte une énergie nouvelle.

Comment était-ce d’être dirigées par Rebecca Hall ? D’avoir une actrice comme réalisatrice ? Est-ce que c’était différent par rapport à des réalisateurs qui n’ont jamais joué ? 

RN : Je leur conseillerais d’aller dans une école d’art dramatique.

TT : Moi aussi. Cela aide énormément. Dans le cas présent, l’histoire parlait à Rebecca car elle avait lu le roman de Nella Larsen au moment où elle essayait de comprendre sa propre histoire familiale. Il y avait une vraie urgence pour elle de l’adapter. Mes films préférés sont ceux dans lesquels les réalisateurs ont quelque chose à raconter. Je me sens comme un véhicule ; j’aime être utilisée pour servir à quelqu’un qui risque vraiment sa peau, ce qui est tout à fait le cas de Rebecca Hall. J’ai une grande confiance en elle, car j’ai toujours admiré son travail d’actrice. J’étais terrifiée à l’idée de jouer le rôle d’Irene pour de multiples raisons, mais j’ai aimé faire ce grand écart. Je n’avais jamais fait quelque chose d’aussi physiquement spécifique. 

RN : Je n’ai jamais travaillé avec quelqu’un d’aussi préparée que Rebecca. Elle était très déterminée et très précise quant à ce qu’elle voulait. C’était vraiment comme un tableau avec des coups de pinceaux très fins et délicats. Elle a placé la barre très haut. Mais je pense également qu’elle possède une empathie naturelle envers les acteurs, parce qu’elle ressent leur intimité. Elle connaît leur vulnérabilité. Elle sait faire en sorte que tu te sentes épaulée, en sécurité. 

 

«  Imaginez toutes les histoires incroyables qui auraient pu être racontées, qui auraient pu faire partie des classiques du cinéma, si les gens avaient voulu regarder de plus près des femmes comme Ruth et moi. »

Tessa Thompson

Lété dernier, il y a eu de nombreux débats sur la possibilité de prévoir la couleur de peau d’un bébé biracial avant sa naissance. Cela m’a fait penser à Clare qui, après avoir eu un enfant, ne veut pas en avoir un autre de peur que sa peau soit trop sombre. 

RN : Elle est très franche sur le sujet. Souvent, Clare aborde les sujets tabous d’une manière très directe. Je sais que cela déstabilise Irene. 

TT : Ce qui est fascinant chez Clare, c’est que la maternité ne lui suffit pas. Nous sommes très attachés à l’idée que la maternité devrait être un accomplissement en soi, particulièrement pour les femmes de cette époque. Or, Irene est choquée quand Clare lui parle de quelque chose qu’elle-même ressent en cachette : « La maternité ne me suffit pas. Je suis tellement malheureuse. J’ai besoin de plus et je veux plus ». Clare a l’audace de le dire.

RN : Cela résume bien le lien qui existe entre elles. Chacune a quelque chose que l’autre convoite. Elles sont profondément fascinées l’une par l’autre. J’adore ça : deux femmes noires fascinées l’une par l’autre, on ne voit pas cela souvent, et puis le fait qu’elles se défient mutuellement. Elles m’ont subjuguée.

TT : J’ai moi aussi été séduite, mais aussi un peu troublée par l’ambiguïté de leur relation.

RN : J’essaie encore aujourd’hui de comprendre tous les ingrédients de cette histoire d’amour. Cela change sans cesse. Je vais réfléchir pendant encore longtemps à ce livre. C’est pour cela que, quand Rebecca m’a dit « Écoute, voilà ce que je compte faire », j’ai tout de suite répondu « Je veux le faire. Où est-ce que je signe ? ».  

Tessa Thomspon wears a white fringe jacket, white-red-pink skirt, and yellow heeled boots.

Ruth Negga wears a purple skirt with blue and black flowers, and a pink shirt with red and black flowers. They’re both shot mid dance move, giving these images movement and energy!

L’autre chose que j’ai aimée en vous voyant toutes les deux à l’écran, c’est la solidarité féminine qui existe entre vous, dans votre jeu d’actrice. Vous démontrez une compréhension tellement profonde du personnage de l’autre que j’arrivais même à te voir toi, Ruth, en tant qu’Irene, et toi, Tessa, en tant que Clare.  

RN : Nous n’avons jamais abordé le sujet, mais je l’ai ressenti lorsque l’on tournait le film. C’était un peu comme des jumelles qui se sont perdues de vue ou quelque chose du genre. Et puis, quand elles sont réunies, c’était « Voilà mon autre moitié. » D’une certaine façon, elles se complètent.  

TT : Je me demande si elles ne sont pas les deux côtés de Nella Larsen : sa pensée et son cœur. Je me demande si ces deux aspects se côtoyaient en elle.

Qu’est-ce que ça fait de porter ces beaux costumes d’époque ?  

TT : J’ai eu l’impression de ressembler à une tortue, mais c’était sans importance car je pense qu’Irene elle-même n’était pas à l’aise avec son corps.

« Elles sont profondément fascinées l’une par l’autre. J’adore ça : deux femmes noires fascinées l’une par l’autre, on ne voit pas cela souvent, et puis le fait qu’elles se défient mutuellement. Elles m’ont subjuguée. »

Ruth Negga

RN : Pour moi, le costume apporte beaucoup de choses. Il m’aide énormément. Il y a quelque chose dans la coupe de ces vêtements qui me donne une confiance naturelle, une certaine aisance. Après Clair-Obscur, j’ai joué dans une pièce qui se déroulait à la fin des années 1950 et 1960, et les costumes me semblaient bien plus contraignants. 

TT : On n’était pas en train de se dire « Oh mon Dieu, comment je vais réussir à jouer là-dedans ? ». Ils étaient très adaptés à notre manière de jouer, et c’est cela qui était important. 

Quand Clair-Obscur sortira sur les écrans, comment espérez-vous que le public l’accueille ?

RN : J’espère que les gens regarderont le passé avec une meilleure compréhension, car nous ne connaissons pas assez notre histoire, particulièrement l’histoire noire-américaine. C’est un aperçu des vies de l’époque, du passé. Toute œuvre d’art est une fenêtre sur d’autres vies. Je suis fascinée par l’histoire, mais aussi par les gens et leurs motivations. Ces personnages en particulier n’ont jamais eu l’occasion d’être présentés au cinéma. Leur heure est maintenant venue.

TT : Imaginez toutes les histoires incroyables qui auraient pu être racontées, qui auraient pu faire partie des classiques du cinéma, si les gens avaient voulu regarder de plus près des femmes comme Ruth et moi. Même à l’heure actuelle, c’est presque impensable que nous partagions l’écran. J’espère que des films comme celui-ci accorderont plus de place aux histoires qui font partie intégrante de l’histoire collective de notre pays. Mais cela va bien au-delà : Clair-Obscur est un film extrêmement beau, centré sur deux femmes qui en sont la clef de voûte. Je veux voir plus de films comme celui-ci.

RN : On rattrape le temps perdu.

Ruth Negga wears a yellow coat and smiles as she stands behind Tessa Thomspon. Thompson also wears a yellow top and has a big grin.