Le festival de Lyon a célébré les talents d'hier et d'aujourd'hui.
Le Festival Lumière de Lyon a présenté deux premiers longs métrages remarquables — The Lost Daughter de Maggie Gyllenhaal et Clair-obscur de Rebecca Hall — ainsi que le film le plus autobiographique à ce jour de Paolo Sorrentino, La Main de Dieu. La 13ème édition de la manifestation a également rendu hommage à Jane Campion en lui décernant le très prestigieux Prix Lumière, et en présentant une rétrospective complète de son œuvre avec son tout dernier film, The Power of the Dog.
La treizième édition du Festival Lumière a débuté ce week-end. Elle est placée sous le patronage de son invitée d’honneur, Jane Campion, et promet de célébrer le cinéma sous toutes ses formes. Et à travers tous les genres.
De Shrek à Robert Redford, de Clint Eastwood à Jane Campion, de Jean Gabin à Bud Spencer, cette 13ème édition du festival Lumière sera celle des grands écarts virtuoses. Les genres, les lieux et les époques s'entremêlent à mesure que les films vont défiler. Délicat de fait de dégager une tendance forte dans ce magma de classiques. Un motif semble pourtant apparaître, dès qu’on étudie de plus près ce long générique patrimonial: la sensibilité féminine aura cette année une place de choix.Depuis quelques temps, ça n’aura échappé à personne, souffle un vent de renouveau, lié à la place que l’industrie accorde désormais aux femmes. Et si le Festival Lumière entend célébrer toute l’histoire du cinéma, la programmation de cette édition rappelle que le septième art doit désormais impérativement se conjuguer au féminin.
Le prix Lumière remis cette année à Jane Campion en témoigne sans détour. Invitée d’honneur, la cinéaste néo-zélandaise présentera une rétrospective de son œuvre avant de recevoir la distinction suprême. Ce sera l’occasion de rappeler que depuis Peel et Sweetie, Campion a fait de la sensibilité féminine son sujet de prédilection. En faisant dès ses débuts le choix d’un cinéma farouchement inclusif, la cinéaste a développé un imaginaire puissant, et constamment secoué les tabous et les corsets sociaux. C’est encore le cas dans The Power of the Dog projeté en avant-première. A la fois mélo ET western, film masculin ET féminin, œuvre mentale ET organique, le film déconstruit les stéréotypes du genre et observe une certaine idée de la virilité s’effondrer…
Campion ne sera pas la seule femme mise en Lumière : le festival offrira également une carte blanche à Bulle Ogier, l’antistar de la Nouvelle Vague et poursuivra son « histoire permanente des réalisatrices » en explorant l’oeuvre secrète de Kinuyo Tanaka. Superstar de l’âge d’or du cinéma japonais, au milieu des années 50 Tanaka décida de passer derrière la caméra pour réaliser une poignée de chef-d’œuvres engagés qui interrogeaient la place de la femme dans la société et imposaient son regard farouchement féministe. 70 ans plus tard, c’est d’une certaine manière le chemin choisi par Maggie Gyllenhaall et Rebecca Hall qui viennent présenter leur tout premier film en tant que réalisatrices. Les deux actrices signent deux œuvres qui frappent par leur singularité et leurs problématiques parfaitement contemporaines. The Lost Daughter et Clair-obscur: deux propositions esthétiques et politiques creusant, chacune à leur manière, les sillons tracés depuis des décennies par Tanaka ou Campion. Faut-il vraiment n’y voir qu’une coïncidence?
En tant qu'événement majeur de la cinéphilie, le festival Lumière déborde forcément les injonctions de l’époque et embrasse tous les films dans leur immense diversité. Ce n’est pas un hasard si cette édition s’est ouverte sur un hommage au réalisateur italien Paolo Sorrentino, lui qui s’est toujours nourri à la fois de films de genre (polar, giallo, horreur), de purs prototypes visuels (clips, pubs,…) et des grands maîtres du septième art italien (Fellini, Bertolucci, Pietri…). Dans son tout dernier film, La Main de Dieu, il évoque sans pudeur la manière dont le cinéma lui a permis de reprendre le contrôle de sa vie. Le plus brillant des cinéastes italiens évoque ici sa jeunesse napolitaine et la source de sa vocation, dans un film-somme qui célèbre la puissance consolatrice du cinéma, et agit un peu comme une grande mise en abîme des 10 jours qui nous attendent. Et maintenant: que la Lumière soit!
Une rétrospective, une masterclass, des salles pleines à craquer… au Festival Lumiére, le pudique Paolo Sorrentino était au centre de l’attention. En point d’orgue, la présentation de La Main de Dieu (le 15 Décembre sur Netflix), autobiographie bouleversante de ce grand timide.
Au festival Lumière les hommages s'enchaînent et avec eux leurs lots de redécouvertes, de réévaluations et de confirmations. L’une des plus indiscutables : Paolo Sorrentino n’est pas du genre bavard. Face à des salles combles, le cinéaste italien, visiblement ému, s’est attelé à des présentations synthétiques mais éclairantes. La plus longue n’a pas dépassé quatre minutes et la masterclass qu’il a donnée dimanche dernier est venue confirmer cette impression: Sorrentino n’est pas du genre à discourir sur son travail. Il a néanmoins été brillant, vif, souvent très amusant et s’est surtout caractérisé par un art du raccourci (« Vous semblez accorder beaucoup plus d’importance à ce que j’écris, alors que moi je n’en accorde aucune » a t-il répondu dans un grand sourire). Tout ceci peut paraître paradoxal de la part d’un des tous meilleurs dialoguistes de notre époque, mais c’est ainsi : lorsqu’il s’agit de se livrer, le réalisateur de La grande bellezza devient subitement taiseux. Et ça tombe bien car ses films parlent pour lui. Et particulièrement son dernier, La Main de Dieu, récit de jeunesse gorgé d’insouciance 80’s, de souvenirs napolitains et forcément footballistiques. Il s’agit d’une autobiographie, mais qui vise plus l’évocation que la reconstitution. Au moment de présenter cet opus au public lyonnais, Sorrentino a dissipé toute forme d’ambiguïté : « Tout n’est pas conforme à la réalité, mais c’est une histoire autobiographique. Je savais qu’un jour où l’autre je devrais la raconter mais je ne faisais que repousser le moment, un peu comme quand on repousse un rendez-vous chez le dentiste ».
Comme toujours chez Sorrentino lorsqu’il s’attelle à un sujet « inspiré de faits réels », la vérité compte moins que la perception que s’en font les héros. Cela dit, La Main de Dieu représente un vrai basculement : cette fois-ci le personnage principal n’est plus un vieux monsieur au crépuscule de sa vie, mais un jeune ado qui s’éveille au monde, aux femmes, au foot. De fait le film détonne fort dans l’oeuvre de son auteur : moins désabusé, moins cinglant, moins bruyant, et du coup plus accueillant, La Main de dieu pourrait bien introduire son auteur à un public beaucoup plus large, de la même manière que le Napoli a présenté Maradona aux européens. «Le football n’est pas une question de vie ou de mort, il est beaucoup plus important que cela» disait Bill Shankly, l’un des plus grands entraîneurs et théoriciens de l’histoire du ballon rond. La Main de Dieu épouse parfaitement cette conviction : il fait s’entrechoquer de manière sidérante la tragédie que va vivre le jeune Fabio/ Paolo avec l’arrivée miracle de Diego Maradona dans sa ville natale. Il lie ainsi le destin d’un jeune ado mutique (déja !) avec celui du plus grand champion de son époque. Ce récit n’est pas seulement sidérant parce qu’il est vrai, mais parce qu’il encapsule le sublime dans le quotidien, l’immensité du monde dans une cité antique, et notre vague à l’âme dans le regard d’un jeune homme partant vers Rome. Le cinéma de Paolo Sorrentino n’est pas une question de vie ou de mort. Il est beaucoup plus important que cela.
En attendant l’arrivée à Lyon de Jane Campion, Maggie Gyllenhaal et Rebecca Hall ont présenté en avant- premiére leurs deux premiers films nourris de sensibilité féminine et de désirs d’émancipation.
L’une des (re)découvertes de ce festival Lumière 2021 a pour nom Kinuyo Tanaka. Si certains connaissaient la comédienne, reine du mélo dont la silhouette irradiait les films d’Ozu et Mizoguchi, beaucoup découvrent aujourd’hui la réalisatrice, qui enchaîna six grands films entre le début des années 50 et la fin des années 60. Besoin d’émancipation, désir de faire entrer une autre voix, ré-appropriation charnelle de sujets intimes, le cinéma de Tanaka est aussi étonnant que profondément politique. Coïncidence saisissante: plus de soixante ans plus tard, ces désirs-là sont précisément ceux de deux grandes actrices hollywoodiennes venues présenter leurs premiers films respectifs à Lyon.
Le premier, Clair-obscur, réalisé par Rebecca Hall, est un tour de force esthétique tourné au format 1.33. Il baigne dans un noir et blanc ultra-contrasté qui recrée le Chicago de la fin des années 20. L’intrigue suit une jeune femme noire qui retrouve par hasard la trace d’une de ses vieilles amies d’enfance. Aidée par sa couleur de peau très claire, cette dernière se fait désormais passer pour une blanche et a décidé d’intégrer la classe dominante de la ville. Il serait criminel de dévoiler la suite de l’histoire, sachez juste que le film va trouver dans l’esthétique des mélodrames muets, un carburant idéal pour nous proposer une tragédie qui relève du jamais-vu.
Plus près de ses actrices, plus classique dans son approche, commençant d’ailleurs comme un thriller, The Lost Daughter raconte l’histoire de Léda, professeure de fac en vacances sur une île grecque. Sa tranquillité va vite être troublée par l’arrivée d’une famille, dont la jeune mère va lui renvoyer des échos de son propre passé. Ils vont réveiller un sentiment maternel fait de culpabilité et d’angoisse… Maggie Gyllenhaal déconstruit ici de manière subtile les clichés sur la maternité et suggère qu’il faut parfois renoncer à être mère pour devenir femme.
Aussi différents soient-ils, The Lost Daughter et Clair-obscur proposent l’avènement d’un nouveau regard proprement féminin, et imposent une autre vision du monde. Devant l’émotion de Rebecca Hall, ou au moment du tonnerre d’applaudissements qui concluait la présentation de The Lost Daughter, on comprenait que si ces films pourraient être décisifs pour leurs réalisatrices. En interview, Rebecca Hall, nous confiait ceci :« en tant que femme, on ne nous a jamais permis de devenir cinéaste. Depuis l’enfance je suis cinéphile, fan d’Hitchcock par exemple. Mais quand j’ai voulu apprendre la mise en scène, j’ai vite abandonné :il n’y avait pas de modèle pour moi, très peu de femmes pour nous inspirer… »Quelques heures plus tôt, devant la grande salle comble de l’Institut Lumière, Maggie Gyllenhaal lui emboitait le pas.« Enfant, je voulais être actrice parce que j’aimais raconter des histoires. Mais en tant que comédienne, j’ai vite compris que, même lorsque j’étais vraiment en confiance avec mon réalisateur, à peine 70% de mon travail transparaissait à l’écran. J’ai donc eu envie d’être moi-même, envie de reprendre le contrôle de mon travail, envie que 100% de ma vision soit enfin représentée à l’écran. Dès leur naissance, les femmes semblent signer un pacte qui leur impose de rester silencieuse pour le reste de leur vie. C’est pour ça que j’ai adapté Poupée volée d’Elena Ferrante: quand j’ai découvert ce livre, j’ai compris que l’autrice avait décidé de rompre ce pacte. Et mon film doit désormais témoigner de cela ».
Dans leur genre comme dans leur tonalité, Clair-obscur et The Lost Daughter sont deux objets très éloignés l’un de l’autre, parfaitement distincts. Mais pris dans ce contexte festivalier, où le public les découvre coup sur coup, ils finissent par se retrouver, s’embrasser et pour ne plus se (nous) quitter. Ils s’imposent comme une évidence: voilà des portraits de femmes qui frappent autant par la finesse de leur trait que par leur singularité dans le paysage contemporain. Y est exposée la vie intime, secrète et sociale, d’héroïnes aussi fortes que fracturées, avec une précision à laquelle le cinéma nous avait peu habitués. Le Prix Lumière qui sera remis samedi à Jane Campion ne fait que confirmer ce pressentiment: à Lyon les plus beaux regards sont indéniablement féminins.
La 13ème édition du Festival lumière s’est achevée par le triomphe de Jane Campion, venue recevoir le prix lumière et présenter en avant-première son nouveau film, The Power of the Dog.
Lyon n’attendait qu’elle. Son visage de rockstar habillait les murs et les abribus de la ville depuis quelques jours déjà. Les nombreux artistes invités par le festival n’avaient que son nom à la bouche. La dernière ligne droite de Lumière 2021 fut entièrement dédiée à Jane Campion et à la revisite de sa filmographie aussi réduite (huit films en un peu plus de 30 ans) que dense et mémorable.
Il y eut d’abord l’avant-première dans une salle chauffée à blanc, de son dernier long-métrage, The Power of the Dog, suivi d’une rétrospective de tous ses films (courts-métrages inclus). Le lendemain, la Néo zélandaise offrait une masterclass dans l’enceinte mythique du théâtre des Célestins, devant un parterre où se côtoyait quidams et personnalités du cinéma. Tous semblaient captivés par la générosité, l’accessibilité et la sensibilité d’une cinéaste qui se confiait sur ses cadences « kubrickiennes » (« D’une part je suis un peu feignante. D’autre part entre deux il y a quelque chose d’important, la vie »), évoquait ses idoles de jeunesse (« Varda, Bresson Fellini et Coppola m’ont tout appris ») et rendait hommage à ses cadettes (« J’ai découvert Titane hier soir, c’est un film unique doté d’une énergie stupéfiante »). Sommet : les voix ébranlées des spectateurs, questionnant micro à la main la cinéaste sur son travail. Pendant 90 minutes l’émotion débordait de cette enceinte vieille de deux siècles, qui en avait pourtant vu d’autres.
La ferveur continuait le soir même, avec la remise du Prix Lumière. Sur scène, musiciens et personnalités se sont succédés pour témoigner de leur reconnaissance envers une artiste prophétique. Tous se sont accordés sur le fait que Jane Campion avait pavé la voie d’un cinéma un peu plus féminin : « Tu nous a faites plus riches de ton imagination expliquait ainsi Alice Rohrwacher (réalisatrice notamment des Merveilles). Tu es la démonstration qu’on peut être fragile et forte, délicate et sauvage ». Puis ce fut au tour de Julia Ducournau, réalisatrice de Titane et devenue, du haut de sa récente Palme d’or, l’héritière d’un renouveau initié par Campion. Elle rappelait dans un texte habité, à quel point la cinéaste de La Leçon de Piano avait fait basculer son destin. « J’ai réalisé que, bien avant que je ne devienne cinéaste, bien avant que je ne devienne femme, Jane Campion m’avait, à travers chacun de ses films, sauvé de la solitude ». Au moment de recevoir son Prix, la réalisatrice pouvait difficilement contenir son émotion. Et, stupéfaite face à ces discours et à la dévotion de la salle, elle conclut ainsi cette cérémonie particulièrement touchante: « J’ai l’impression que vous aimez le cinéma autant que moi je l’aime, c’est un sentiment assez rare. »
Confirmation le lendemain, lors de la cérémonie de clôture, où des milliers de cinéphiles, de tous âges, étaient venus, dans une halle de Tony Garnier remplie, offrir plusieurs standing-ovations à l’héroïne de cette édition. Peu habituée visiblement à voir une telle foule (5000 personnes) se lever rien que pour elle, la cinéaste tenta de poser des mots sur sa sidération. Elle s’en sortit par un oxymore assez irrésistible : « Pour moi, tout ceci est insupportablement bouleversant ». Et on lança alors la projection de La Leçon de Piano.
Comment, au lendemain de cette édition 2021, expliquer cette ferveur-là ? C’est d’abord une question d’attitude. Humble et décontractée, disponible et directe, Jane Campion ne cultive pas l’image des héroïnes incandescentes ou corsetées de certains de ses films. Ses lunettes à grosse monture, ses long cheveux gris, ses jeans et ses baskets lui donnent un côté irrémédiablement cool, comme si elle sortait d’un groupe de rock un peu culte des années 90. C’est aussi une question de cinéma, forcément. Comme l’expliquait Julia Ducournau : « A travers sa mise en scène, ample et précise à la fois, qui met en rapport la fureur de notre condition à l’indifférence indomptée de la nature, Jane Campion nous a montré notre humanité dans ce qu’elle a de plus vulnérable et attachant, le pathos et la pitié de notre existence, mais sa beauté et sa grâce aussi »
Une artiste qui nous aura donc appris à nous méfier des apparences: dans cette œuvre les bourreaux sont souvent dessinés comme des personnages en souffrance et les victimes s’enferment parfois dans une forme de misanthropie glaçante. Cette éternelle ambivalence, cette opacité, c’est le cœur de The Power of the Dog, description d’un salaud rongé par la solitude et la haine de soi. Un film où la cinéaste regarde la fameuse « toxicité masculine » dans le blanc des yeux pour en ramener un mélodrame tout en nuance de gris. Une œuvre qui s’autorise le doute dans une époque qui réclame des certitudes. La première signée par Jane Campion surtout qui n’aurait pas pu s’intituler Portrait de femme. Un geste aussi surprenant qu’« insupportablement bouleversant ».