David Fincher et son chef-opérateur Erik Messerschmidt tournent un chef d’œuvre du XXIème siècle en noir et blanc.
Pour tout chef-opérateur débutant, décrocher son premier long métrage est une étape importante. Pour Erik Messerschmidt, il s’agit de Mank, film ambitieux de David Fincher qui raconte comme l’irascible scénariste Herman Mankiewicz en est venu à écrire la première version du scénario de ce qui allait devenir Citizen Kane, monument du cinéma signé Orson Welles.
Sur le papier, le projet avait de quoi impressionner le directeur de la photo. Messerschmidt allait travailler aux côtés d’un réalisateur connu pour son exigence sur un film très attendu, interprété par Gary Oldman, acteur oscarisé, dans le rôle-titre. Sans compter qu’il allait tourner l’intégralité du film en noir et blanc.
« Je suis très sensible aux gens qui sont capables de passer d’un domaine à l’autre »
David Fincher
Par chance, Messerschmidt avait déjà collaboré avec Fincher. Il avait été éclairagiste pour Gone Girl (2014) et avait beaucoup apprécié sa manière frontale de s’exprimer et sa vision extrêmement précise de son projet. Impressionné par le pragmatisme de Messerschmidt et par sa conscience professionnelle, Fincher l’a ensuite engagé pour sa série policière Mindhunter et leurs rapports n’ont fait que se renforcer.
Lorsque le cinéaste s’est intéressé à Mank, il savait qui contacter. « Je suis très sensible aux gens qui sont capables de passer d’un domaine à l’autre », explique-t-il. « Eric, de toute évidence, savait diriger une équipe, mais il était aussi à même de s’adresser à ses techniciens dans des registres très divers afin d’exprimer de très légères nuances dans ses consignes. Il peut couper les cheveux en quatre quand il s’agit d’intensité lumineuse ou de valeur de diaphragme, mais il est tout aussi capable de parler de Carol Reed ou du fait que Marlon Brando ne respectait jamais la mise en place ».
Ensemble, Fincher et Messerschmidt ont réfléchi à la méthode optimale pour tourner ce film d’époque, axé avant tout sur la psychologie des personnages, qu’avait écrit Jack Fincher, père du réalisateur aujourd’hui disparu. L’une des séquences les plus complexes était la promenade nocturne de Mank (Oldman) et de la starlette Marion Davies (Amanda Seyfried) dans les jardins majestueux de Hearst Castle. À l’image, les deux amis semblent éclairés par la lune, alors qu’en réalité la séquence a été tournée en plein jour grâce à un célèbre dispositif technique hollywoodien : la nuit américaine. (La scène a, pour l’essentiel, été tournée en décors naturels à la Bibliothèque Huntington, au musée d’art et dans les jardins botaniques de Pasadena. Quant à la ménagerie qu’on aperçoit en arrière-plan, elle a été conçue grâce aux effets visuels en post-production.)
L’ampleur du tournage aurait pu s’avérer dévastatrice si le réalisateur et son chef-opérateur ne s’entendaient pas aussi bien. « On passe une bonne partie de la journée à relayer les questions que posent nos collaborateurs », indique Messerschmidt. « J’étais vraiment heureux de travailler pour un homme qui avait les réponses à ces questions, et qui s’intéressait sincèrement à notre travail. C’est si rare – et si essentiel – de pouvoir avoir des échanges réellement constructifs avec un réalisateur ».
Photo par Gisele Schmidt-Oldman
Les deux hommes ont confié à Queue les raisons pour lesquelles leur collaboration
fonctionne si bien.
Erik, comment pourriez-vous décrire vos rapports de travail avec David ? Qu’est-ce qui en fait la singularité ?
Erik Messerschmidt : Nous avons des rapports merveilleux. David est précis, mais il aime le travail d’équipe.
David Fincher : Tu ne dis pas ça parce qu’il se trouve qu’on est ensemble sur Zoom ?
EM : Pas du tout ! David a cette particularité d’être attentif à tout. Certains pourraient lui reprocher d’être obsessionnel. Je n’utiliserais jamais ce qualificatif. D’ailleurs, je dirais plutôt qu’il est « précis » et « bienveillant ». Il s’intéresse au jeu des acteurs. Il s’intéresse à l’emplacement du micro. Il s’intéresse au décor et à l’arrière-plan. Il s’intéresse à l’éclairage qu’on a mis en place et à la manière dont tous ces paramètres se conjuguent pour obtenir un plan, et à la manière dont tous ces plans composent la scène.
C’est très rare qu’un chef-opérateur ait la possibilité d’avoir un aparté avec le réalisateur pour lui expliquer le problème qu’il rencontre sur le plan artistique et sur le plan technique – et qu’il trouve chez lui un allié. David vous répond alors « Je comprends. Je comprends que cela puisse être un problème. Je vais essayer de changer d’axe et de modifier le rythme de la scène ». Quand la situation ne se prête pas à ces échanges entre nous, je me dis « Bon Dieu, mais où est David ? Ce serait tellement simple s’il était là ».
DF : J’ai entendu dire qu’on comparait mes plateaux de tournage à un bloc opératoire ou à une station spatiale : Écoutez-moi attentivement. Il faut que tout le monde soit concentré. Mais il y a une catégorie de gens qui, à mon sens, n’ont pas à se préoccuper de savoir l’heure qu’il est ou combien de rushes on a tournés – et ce sont les acteurs. Beaucoup de gens ont le sentiment qu’on profite des moments entre les prises pour bavarder, mais je répète souvent « Si les acteurs sont devant la caméra, je ne veux entendre personne d’autre, sauf si quelqu’un a quelque chose d’important à me dire ». Ce n’est pas pour être désagréable – c’est seulement pour que chacun se souvienne qu’on est là pour filmer les acteurs et, surtout, pour les filmer en train de jouer.
Photo par Nikolai Loveikis
Qu’est-ce qui était le plus exaltant pour vous dans ce tournage intégralement en noir et blanc ?
EM : Sincèrement, j’étais un peu stressé avant qu’on ne s’y penche vraiment. J’avais déjà tourné un peu avec la caméra RED 8K Helium Monochrome. Je savais qu’elle était extraordinaire, mais j’avais l’intuition qu’on aurait peut-être besoin de la souplesse qu’offre la couleur, afin de pouvoir jouer sur la tonalité et l’étalonnage et conserver un peu plus de marge de manœuvre.
On a fait un essai avec la caméra noir et blanc et un autre avec la caméra couleur pour pouvoir constater la différence : on a visionné les images et il n’y avait pas le moindre doute ! La différence était spectaculaire. Il y avait aussi d’autres avantages qu’on n’avait pas prévus. La caméra est beaucoup plus rapide, ce qui était très utile car on tournait plusieurs scènes en profondeur de champ et qu’on avait besoin de plus d’éclairages. Au final, l’image possède ce côté velouté de la photo argentique qu’on n’obtient pas quand on désature les couleurs.
DF : Ce qu’on voulait avec ce film, c’était rendre hommage au chef-opérateur Gregg Toland et à ce qu’il a apporté à son époque. Il ne s’agissait pas tant d’un hommage à Citizen Kane en particulier, mais plutôt à l’idée que se font les gens du noir et blanc. C’est drôle parce que j’ai justement entendu pas mal de gens dire que Mank ne leur rappelait pas Citizen Kane. Il faut se souvenir que la spécificité de Kane est en partie liée au fait que tous les personnages ont un côté sépulcral. Quels que soient les décors, le film nous ramène toujours à ce mausolée sombre et oppressant, éclairé par des trouées de lumière. Notre histoire se déroule dans une modeste baraque où le parquet grince et où on tombe sur de la bouse de vache dès qu’on franchit la porte. Il n’y a pas de lien logique avec Kane. On peut devenir dingue si on cherche à imposer un dispositif à un récit qui n’en veut pas. Pourquoi se compliquer la vie en voulant absolument utiliser des puits de lumière quand ils n’ont pas leur place dans le projet ?
« J’aime bien ce moment juste après la répétition où on peut exprimer ses ambitions ».
Erik Messerschmidt
Vous avez tourné la promenade de Mank et Marion Davies à travers les jardins du Hearst Castle en nuit américaine. Pouvez-vous nous en parler ?
DF : Erik travaillait sur une série de Ridley Scott, Raised by Wolves, et il m’a envoyé quelques photos en nuit américaine qu’il avait réalisées pour ce projet, et qui étaient magnifiques. Ce n’est pas si magique qu’on le pense. C’est le dispositif qu’on utilisait à l’époque de Louis B. Mayer. Il avait l’habitude de dire « Un rocher est un rocher, un arbre est un arbre – tournez la scène à Griffith Park [parc de Los Angeles, NdT] ». On tournait alors la scène en nuit américaine et pour une raison bien précise : c’était sacrément moins cher !
EM : Les Français appellent ça « nuit américaine ».
DF : Vraiment ? C’est tellement agressif comme expression sans avoir l’air d’y toucher.
EM : J’ai adoré cette séquence et j’y ai pris un plaisir incroyable. Je ne vais pas vous mentir : je n’ai jamais aussi mal dormi avant un tournage que pendant ces trois ou quatre jours ! J’étais terrorisé à l’idée que le soleil ne se montre pas. C’était vraiment un coup de poker.
DF : Pendant les repérages à la bibliothèque Huntington, on parlait sans cesse de la lumière du soleil dont on avait besoin. Quand on tourne en lumière naturelle, on parle essentiellement des horaires. On parle des heures de la journée auxquelles on peut tourner et à quel endroit réinstaller la cantine pour qu’elle ne soit pas dans le champ. On a consacré pas mal de temps à discuter de cela. Nos conversations, qui portaient surtout sur le risque d’avoir des reflets argentés, ont abouti au fait qu’on ne pouvait tourner cette scène qu’entre 11h15 et 11h28 du matin, et puis qu’on devait ensuite changer de décor.
EM : C’est vrai, on n’arrêtait pas de dire « Ok, tenez-vous tous prêts ! On repart à zéro, vite ! »
DF : À plusieurs reprises, on se disait On ne pourra pas tourner la scène maintenant. Il faut changer nos plans. On reviendra demain. Si la lumière du soleil n’est pas bonne, on ne peut pas tourner la scène.
Il paraît que la lumière était si forte que des lentilles de contact ont dû être conçues pour Gary Oldman et Amanda Seyfried. C’est vrai ?
EM : Oui, on a fabriqué des lentilles teintées. On a fait un essai en prépa et Gary pleurait à chaudes larmes ! « Je ne crois pas que je vais y arriver… », disait-il. On a réglé la caméra pour que l’image soit tellement sous-exposée qu’il fallait braquer un éclairage frontal sur les acteurs, plus qu’on ne le ferait en temps normal quand on tourne une scène en plein jour. On regardait le combo en se disant C’est magnifique, ça fonctionne à merveille, le rendu va être parfait…
DF : . . . Mais pourquoi plisse-t-il autant les yeux ?
Photo par Miles Crist
Y a-t-il un moment particulier de la journée de tournage que vous préférez ?
EM : J’aime bien ce moment juste après la répétition où on peut exprimer ses ambitions. Et puis, on passe le reste de la journée à les réduire à néant ! J’aime bien ce moment où on cherche à réfléchir à la mise en œuvre de ces ambitions, où je regarde David faire la mise en place avec les acteurs, puis j’observe ces derniers décortiquer la scène, et ensuite je discute avec lui pour savoir comment tourner et éclairer la scène. C’est à ce moment-là que la scène émerge – dans ce court laps de temps entre la répétition et le premier plan de la scène qu’on tourne.
DF : Même quand on dispose de quatre ou cinq jours, des scènes comme celle où Gary titube autour d’une table de plus de 16 m – et de 28 convives – vous donnent des sueurs froides. Quand on cherche à savoir comment positionner deux caméras pour filmer deux acteurs qui déambulent dans un jardin, on n’est pas forcément certain que tout va se passer comme on l’espère – mais ce genre de scène est relativement facile à tourner comparé à une séquence dans une vaste pièce avec huit rôles parlants et vingt autres personnes qui doivent tous figurer dans la scène. Quand on tourne une séquence d’une dizaine de pages de dialogues où Gary Oldman doit faire trois fois le tour d’une table de 16 m de long, et même quand on a la chance de diriger un très grand acteur, on a des sueurs froides. Mon Dieu, il reste encore deux jours de folie.
EM : On regarde son carnet et on constate Mince ! Il reste encore tellement de plans à tourner. S’agissant de ces scènes, le meilleur moment de la journée, c’est celui où on boit son whisky chez soi.